Les ouvrières en grève de la faim - FRANÇAIS
TEXTE DE PERFORMANCE SUR LE THÈME D’OUVRIÈRES EN GRÈVE DE LA FAIM, SOUS FORME DE LECTURE PERFORMANCE AVEC LES RÉCITATIFS ET LA PASSION BAROQUE DE 18ème SIÈCLE.
LEIPZIG – ZAGREB,
2013.
Lecture performance avec les récitatifs
A
Laisser la ville en surface et descendre deux niveaux sous la terre n’est pas difficile.
Les indications sont là pour vous y guider.
Ou pour vous inciter à les suivre.
Il suffit de savoir ce que vous cherchez.
Les indications vous mènent là où il faut.
Le sentiment de sécurité n´est qu’une illusion.
Vous n’êtes pas en sécurité.
Vous laissez une ville en surface.
Une autre vous accueille en dessous.
Deux niveaux sous terre vous êtes à l’abri de la mauvaise influence que la lumière du soleil peut avoir sur votre peau pâle.
Deux niveaux sous terre, malgré le manque du soleil, les achats se font.
Deux niveaux sous terre le danger est présent autant qu’en surface.
Vous y entrez à vos risques et périls.
Il faut s’en rappeler à tout moment.
Que vous pouvez être consommés, si ce n’est pas déjà le cas.
Vous ne devez pas vendre votre âme
Vous l’avez déjà fait.
Vous ne devez pas connaître de codes secrets,
juste celui à quatre numéros qui arrive à chaque fois à vous convaincre de nouveau qu’il est infiniment facile de vivre aujourd’hui.
Infiniment facile.
L’accès au sentiment de la vie infiniment facile est toujours possible pour vous.
Vous avez faim de trouver ce que vous cherchez.
Je vois cela sur vos visages.
La faim est réciproque.
Je vous regarde sans que vous vous en rendiez compte.
Et vous me regardez sans vous rendre compte de quoi que ce soit.
Bien que nos intentions soient complètement différentes, vous m’accompagnez un certain temps, puis nous nous séparons et ne nous rencontrons plus jamais
Parce que nos intentions sont différentes.
Je descends l’escalator.
Je passe sous la grande inscription SATURNE.
Je me trouve à présent dans son empire. À peu près trois milles mètres carrés de moquette bleue-grise unie. Des kilomètres de rayons remplis de modèles d’exposition de produits électroménagers. Le mur le plus grand est couvert de plus d’une centaine de modèles d’exposition de téléviseurs fantastiques.
Tous les écrans diffusent la même image.
L’actualité internationale.
Sans le son. Juste l’image, multipliée une centaine de fois.
Les policiers battent les grévistes.
Les policiers entourent les ouvriers
Les policiers arrêtent les citoyens.
Les images, sans le son, pour ne pas compromettre le processus délicat du choix et de l’achat.
Le continent est en crise.
La crise ne représente pas un problème si elle est silencieuse
Qu’elle ne fait pas trop de bruit.
Et que ce n’est pas la nôtre.
Nous pouvons la supporter à l’écran.
Sans le son.
Puis l’image change et, à la place de l’actualité je me vois moi, debout devant le mur de téléviseurs. Une centaine de moi. Un million de moi dans l’image de moi multiplié puis encore une fois moi en plus petit, debout devant le mur de téléviseurs puis encore une fois moi en plus petit, puis encore une fois moi en plus petit, puis encore plus petit et ainsi de suite jusqu’à ce que je devienne juste un pixel.
L’image de ma décomposition est claire jusqu’à ce que j’essaie de la décrire.
L’œil de Saturne me regarde.
Avant qu’il ne me dévore avec tout le mobilier, tous les ouvriers et les images de télévision.
Juste un instant avant que je ne me décompose dans l’image numérique, la chaîne d’actualité réapparaît.
C’est la même image qu’avant.
Les policiers battent les grévistes.
Les policiers entourent les ouvriers
Les policiers arrêtent les citoyens.
L’image limpide d’écrans LCD dont la diagonale est supérieure au montant du salaire mensuel d’un ouvrier moyen.
Sans le son.
Il faut que je me cache quelque part.
Je suis dans son empire.
Trois milles mètres carrés de Saturne.
C’est ainsi que j’imagine la première image de l’apocalypse.
Peut-être qu’il est tout à fait inutile de perdre du temps à parcourir les trois milles mètres carrés si j’y suis entré avec une intension précise.
J’ai l’intention d’acheter quelque chose.
L’offre de toutes sortes de marchandises est plus importante que la demande.
Le taux est instable.
Chaque fois j’ai l’impression de rendre service au capitalisme et à chaque fois je perds.
Je marche dans l’empire de Saturne pendant plus de vingt minutes.
Personne ne fait attention à moi.
Je dois accomplir ce qu’ils attendent de moi.
Je dois accomplir l’achat.
Ou trouver une autre raison à ma présence.
La mer est toute proche.
Savez-vous où je suis ?
Essayez de deviner.
La mer Égée, les rues dans l’ombre sous les arbres.
Dans les rues, la masse des citoyens mécontents manifeste.
Ils cassent des vitrines et des voitures.
La ville idéale pour une ballade.
Quelle est cette ville ?
Non, ce n’est pas Athènes.
La pluie hellénique tombe depuis ce matin.
J’utilise la pluie comme excuse pour entrer dans l’empire de Saturne.
Dans l’empire tout paraît neuf et brillant, mais une fine couche de poussière recouvre tout.
La poussière sur les produits suggère une crise du pouvoir d’achat.
La marchandise reste sur dans les rayons.
Couverte de poussière.
Le marché est ouvert.
Couvert de poussière.
La circulation des marchandises est libre.
Mais tout est immobile.
Couvert de poussière.
Au fond du quatrième rayon, presque prêt à abandonner, je trouve ce que je cherchais.
C’est un objet.
Je le prends. Je le tourne dans mes mains. Je lis :
Article : compact – disque.
Pays de production : UE
Année de production : 2006.
Année d’importation : 2008.
L’objet fait partie de la dernière grande importation avant la crise.
Le prix de l’objet a considérablement baissé, en comparant sa valeur au moment de l’importation, il y a cinq ans.
L’objet est soldé au terme de la, soi-disant, date de profit maximum attendu.
Au terme de la date de profit maximum attendu le stockage de l’objet représente un coût.
L’objet en question ne sera jamais meilleur marché que ce qu’il est maintenant, pourtant j’hésite.
Je m’expose au doux supplice de la prise de décision.
Ai-je besoin de cet objet et de son contenu ?
Uniquement si je peux le réutiliser.
Je lève les yeux et j’observe l’endroit.
Sur le mur de téléviseurs, sur ces centaines d’écrans je remarque l’image télévisée des ouvriers devant ce même empire de Saturne.
Ils tiennent des banderoles et ouvrent la bouche.
Sans le son.
Toujours les mêmes mots que je n’arrive pas à discerner.
Sans le son.
Je ne les avais pas remarqués à l’entrée.
Les ouvriers tenant les banderoles portent les mêmes chemises de travail avec l’inscription de Saturne que les ouvriers travaillant au sein de l’empire de Saturne.
La faim est la seule chose qui les différencie.
C’est la grève de la faim.
La grève de la faim sans le son.
Sans le son.
Ils ignorent qu’ils sont déjà dévorés.
Je décide d’acheter l’objet et de l’utiliser.
Je ne suis pas sûr de savoir comment.
Je me dirige vers la sortie, mais je ne parviens pas à trouver la caisse.
Je ne vois pas le panneau indiquant la sortie.
L’alphabet grec me désoriente.
Je ne vois pas le panneau indiquant la sortie.
Je ne reconnais que quelques lettres.
Je ne vois pas le panneau indiquant la sortie.
L’objet que je tiens s’imprègne de la moiteur de ma main.
Peut–être devrais-je le voler par solidarité avec les ouvrières ayant faim.
Mes paumes transpirent toujours.
Ensuite je vois un panneau pour la caisse et celui-là, je le comprends.
CASH.
L’atmosphère est étouffante.
Je m’approche de la caisse.
Je pose l’objet sur le tapis roulant.
L’objet devient maintenant une marchandise.
La caissière en tenue de travail avec l’inscription Saturne me consacre uniquement le travail de ses mains.
Le procédé mécanique de ses mains.
Je vais essayer de le reproduire.
Essayez avec moi.
Elle sort la marchandise de sa boîte de protection.
Elle jette la boîte de protection dans le bac sous la caisse.
Elle lit le code-barres avec le lecteur laser.
Elle vérifie que le prix sur la marchandise corresponde au prix à l’écran.
Elle prononce le montant.
Elle prend l’argent.
Elle rend la monnaie avec la facture.
Huit étapes.
Huit mouvements.
Petite chorégraphie du marché.
J’inspire. J’expire.
Je respire pour essayer d’avaler les mots qui veulent s´envoler de ma bouche tels des oiseaux.
J’avale les mots.
Saturne dévore ses propres enfants.
L’ouvrière à la caisse ne les entend pas.
Parce que je les ai avalés.
Je range dans le sac l’objet que j’ai acheté.
Je sors de l’empire de Saturne.
Je quitte Saturne et son univers.
En sortant dans la rue, j’ai l’impression d’entendre les cris de ceux qui se font dévorer.
Saturne dévore les preuves.
Puis il rote et pour un moment tout redevient calme.
Même la mer Égée.
Mais, en réalité, qu’ai-je acheté ?
B
Je m’enfuis.
Je m’enfuis du pays de Saturne.
Je m’enfuis des enfants dévorés par le travail.
À une vitesse moyenne de sept cents kilomètres à l’heure.
Les moteurs de la bête en aluminium bourdonnent comme un continuo.
La bête remplie de kérosène est de mon côté.
Le ciel est désert.
Les dieux sont fatigués.
L’air est épais.
La compagnie aérienne travail à perte depuis des années.
Je vol au-dessus de la terre déserte.
Je vol au-dessus de la terre des graines moisies.
Je vol au-dessus des champs de la faim.
Je pourrais travailler la terre de ma main, mais je vole trop haut.
Et la terre est dure et sèche.
Je pourrais verser un verre d’eau sur la terre en guise de pluie, mais je vole trop haut.
Et l’eau s’évaporerait avant de toucher la terre.
Le vol est lent.
Le bourdonnement des moteurs de l’avion apaise tous les gens affamés sous un nuage de kérosène brûlé.
Le récitatif :
Comme le continuo.
Le monde a le goût du café servi dans un gobelet en carton.
Le monde a le goût du pain congelé.
Le monde a le goût de l’eau aromatisée à la fraise.
L’acidité dans mon ventre se transforme en kérosène.
Je suis la bête dans la bête dans la bête dans la bête.
Comme une babouchka[1] à retardement prête à exploser.
À travers les hublots de l’avion, je cherche l’empire de Saturne.
Il est trop grand pour être cerné en entier.
Je pourrais mettre mes lunettes 3D.
Ou tout simplement fermer les yeux.
Je ferme les yeux.
Le monde a le goût du café servi dans un gobelet en carton.
Le monde a le goût du pain congelé.
Le monde a le goût de l’eau aromatisée à la fraise.
Avant d´atterrir je vérifie mes poches.
Je me débarrasse des preuves.
Les factures prouvent qu’en cinq jours j’ai essentiellement mangé des fallafels.
Les factures prouvent que j’ai bu de l’eau de bouteilles en plastique.
Les factures prouvent qu’un des cinq jours, j’ai acheté la passion selon saint Matthieu de Johann Sebastian Bach.
La facture pour l’achat de la passion selon saint Matthieu a été imprimée il y deux jours dans l’empire de Saturne.
Je dois me débarrasser des preuves.
Pendant que l’hôtesse de l’air ne regarde pas, j’ouvre le hublot à côté de mon siège et je jette les preuves.
Depuis sept milles mètres.
À la vitesse de 870 kilomètres à l’heure.
Une bourrasque soudaine emporte les preuves vers la terre.
Vers la terre déserte, la terre de la famine.
Verre la terre des graines moisies.
Les factures tombent vers la terre comme des cendres chaudes.
Ils vont la mettre en feu.
Mais personne ne verra l’incendie.
C’est ainsi que j’imagine la deuxième image d’apocalypse.
La passion est dans le bagage à main.
L’acquisition de Saturne.
Mais sans preuve de la transaction d´une valeur de vingt-neuf euros et quatre-vingt-dix centimes.
L’achat de la passion la moins chère de tous les temps.
À ce prix j’aurais pu prendre un petit déjeuner dans l’East Side.
À ce prix j’aurais pu boire cinq bières à Munich.
À ce prix j’aurais pu me faire faire une pipe en Thaïlande.
À ce prix je n’aurais pas pu avoir un meilleur atterrissage que celui-là.
Un atterrissage qui mérite des applaudissements.
La terre remplie des graines moisies est tendre avec la bête en kérosène.
Dans le terminal j’achète les journaux.
Sur la couverture de l’édition du soir, l’image de quelques Ouvrières ayant faim.
Sous l’image se trouve le texte.
LES OUVRIÈRES JEÛNENT DEPUIS HUIT JOURS.
J’étais absent depuis autant de jours.
Un autre pays.
D’autres ouvriers.
La même époque.
La même faim.
Je plie le journal.
Je le range dans le sac à côté de la passion.
Comme un rappel dU sujet.
L’évangile selon Matthieu est interprété par le ténor, dans le rôle d’évangéliste, comme des récitatifs secs (secco) suivis uniquement par un basso continuo joué sur des orgues portables ou un clavecin.
Vers la fin du 18ème siècle le basso continuo va complètement disparaître.
Comme le bourdonnement des moteurs d’avion dans ma tête.
Pendant que je marche sur la terre déserte.
Pendant que je marche sur la terre des graines moisies.
Pendant que je marche sur la terre qui rote.
La terre stérile, avec un millier d’ouvriers ayant faim.
C
Je suis un ouvrier culturel.
Je suis né en 1978.
Selon les recherches menées à l’université de Canberra, l’année 1978 était l´année où la qualité de vie dans le monde était à son apogée.
Jimmy Carter était le président des États–Unis.
Léonid Brejnev de l’URSS,
et Josip Broz Tito de la Yougoslavie.
Le premier bébé-éprouvette était né.
Sony avait mis en vente le premier walkman.
Boeing avait commencé la production d’un premier 767.
Les chercheurs avaient obtenu ces résultats en utilisant la nouvelle méthode qui évalue l’avancé économique et social appelée Genuin Progress Indicator (GPI), qui, hormis le produit intérieur brut (PIB), prend aussi en considération d’autres éléments comme
les mouvements économiques,
l’état de l’environnement,
les inégalités sociales,
le taux de criminalité,
le nombre d’accidents de la route,
le bénévolat et autre.
Ils ont analysé les données recueillies entre 1950 à 2003
provenant de 17 pays ce qui représente plus de la moitié de la population mondiale.
En comparant les changements annuels du PIB ils ont conclu que l’apogée se trouvait en 1978 suivie d´une lente mais constante régression.
Récitatif :
En 1978 le monde était à son apogée suivi d´une lente mais constante régression.
J’ai acheté ma dernière passion selon saint Matthieu en Thessalonique.
L’achat le moins cher de tous les temps.
Un enregistrement monumental dirigé par Karl Richter en 1959.
Deux chœurs mixtes et un chœur d’enfants.
Assez pour remplir un Boeing 747 Dreamliner.
À l’époque de la réduction du personnel dans le secteur publique, industriel et de l’aide à la personne, une telle monumentalité est superflue.
La passion est structurée en deux parties qui se partagent au totale soixante en huit numéros organisés en sept formes musicales : les récitatifs secs (recitativo secco), les arias, les duos (duets), les récitatifs accompagnés (recitativo accompagnato), les ariosos, les chorals et les chœurs.
Le récit est principalement tiré de l'Évangile selon Matthieu, les chapitres 26 et 27 de la version allemande de Martin Luther, accompagné par les textes de Christian Friedrich Henrici, connu sous le nom de Picander, et les chants liturgiques.
Anna Magdalena Bach écrit dans son petit livre de notes que les versets laïques de Picander n’étaient pas très appréciés.
Récitatif :
Les versets de Picander n’étaient pas très appréciés, dit Anna Magdalena. Mais elle ne dit pas pourquoi.
La passion est présentée pour la première fois en mars 1729, dans l’église de Saint-Thomas à Leipzig.
Bach l’a remaniée et l’a dirigée encore deux fois, en 1736 et en 1742.
Par la suite, Bach a remanié encore une fois l’ensemble des partitions, mais l’œuvre ne fut plus jamais présentée de son vivant.
Ni, presque, pendant les cent ans à suivre.
Anna Magdalena écrit dans son petit livre de notes avoir entendu la passion seulement deux fois, puisqu’elle était trop monumentale pour être davantage représentée.
Récitatif :
Seulement deux fois. Combien de fois l´avez-vous entendue ?
La passion dure presque cinq heures.
L’ensemble musical de la passion est organisé en deux orchestres. Au sein de chaque orchestre, il y a deux flûtes douces, deux flûtes traversières, deux hautbois combinés avec deux hautbois d’amour et deux hautbois de chasse, deux violons, un alto, une viole de gambe, un basson, une contrebasse et la basse continue.
Dans certaines arias un seul ou un groupe d’instruments créent une ambiance particulière, comme dans l’aria de soprano du milieu “Aus Liebe will mein Heiland sterben” dont l’absence d’instruments à cordes et de basse continue crée une ambiance d’insécurité.
Récitatif :
L’ambiance d’insécurité.
On croit que Bach a écrit et dirigé la passion en utilisant une voix par partie au lieu de deux grands chœurs comprenant des solistes et des accompagnements supplémentaires qui s’utilisaient toute au long de 20ème siècle.
Concernant la présentation de caractère modeste le débat reste ouvert.
Le 20ème siècle renonce difficilement à l’habitude de tout rendre monumental.
Récitatif :
Sans importance.
Les répliques de Jésus, à la différence des autres récitatifs, ne sont pas uniquement suivies d’un basso continuo mais de tous les instruments à cordes du premier orchestre qui, en utilisant de longues notes retenues, accentuent certains mots créant ainsi ce que l’on appelle un effet de « halo ».
Récitatif :
Sans importance.
La fin représente la crucifixion comme le point final et la raison de la rédemption, il n’y a pas de résurrection.
Récitatif :
Sans importance.
Les solistes chantent les versets de caractères différents.
Récitatif :
Sans importance.
Qu’est-ce qui est important, alors ?
Récitatif :
Stéréo.
Les négociations entre Pilat et Jésus durent presque cinq heures.
Les négociations entre les ouvrières et le gouvernement durent presque cinq mois.
Cinq heures c’est suffisant pour écorcer la grenade sans avoir les mains recouvertes de sang.
Ou pour faire du pain.
Ou pour faire naître un enfant.
Cinq mois c’est suffisant pour perdre un emploi,
la dignité,
les meilleures années de sa vie
et le sentiment de sécurité.
Récitatif :
Stéréo.
Jésus dans le haut-parleur de gauche et Pilat dans celui de droite.
Les ouvrières du côté gauche du journal, le gouvernement et les patrons du côté droit.
Ce n’est plus un discours.
Ça redevient le drame.
L’image dans le journal que j’ai acheté dans le terminal est en couleur.
Quatre femmes y figurent. Elles sont assises sous une tente entourée de cartons et de polystyrène. Elles portent des couvertures par-dessus des manteaux d’hiver
Une seule femme regarde l’objectif.
La troisième à gauche. En manteau blanc et en chaussures de sport blanches.
Les chaussures de sport, qu’elle porte aux pieds, sont recouvertes de bandes adhésives marron.
Elle seule regarde l’objectif.
Le regard des autres femmes se perd vers des points invisibles en dehors du champ de l’objectif.
La première femme du groupe, grignote la peau autour de son index droit et semble avoir oublié un instant où elle est.
La deuxième femme de gauche a posé ses deux mains sur la couverture devant elle et a caché son visage dans le col couleur rouge cardinal de son manteau d’hiver.
Elle porte autour de son cou un long collier à pendentif.
Il est difficile de voir clairement ce que le pendentif représente.
C’est peut être Jésus crucifié, la tête et les genoux usés à force d’avoir été touchés fréquemment.
C’est peut être un sifflet qui sert à appeler au secours, au mouvement social ou à la révolution.
La quatrième femme, la dernière du groupe, est accoudée sur le lit et observe sans grand intérêt quelque chose dans le coin gauche de l’image.
L’image ressemble à une composition baroque de grands contrastes dont le sujet n’est pas tout à fait précis.
Qu’est ce qu’il se passe en réalité ?
Cela nous rappelle les images de la guerre, mais il ne peut pas s’agir de cela.
Il y a longtemps que la guerre est terminée, elle est archivée à présent.
J’entends le chœur chanté Ich will hier bei dir stehen.
L’image aurait pu être prise n’importe où.
En Grèce, en Ukraine, en Espagne, en Serbie.
Elle est prise en Croatie.
Dans le coin droit de l’image se trouve un sac à main doré.
Il brille comme un sac de souhaits non-réalisés.
Il appartient sûrement à une des femmes.
Il ne se passe rien.
Elles sont simplement là.
Le commentaire sous l’image fournit l’explication de ce qui se passe réellement.
Pour la huitième journée consécutive, une vingtaine d’ouvrières poursuivent leur grève de la faim.
Ces femmes sont les victimes de la destruction de l’industrie textile par la privatisation. Après une journée de travail de huit heures au lieu de rentrer chez elles, elles restent devant l’usine dans l’espoir de finalement percevoir les salaires non payés.
Récitatif :
Fin de la description de l’image.
Début du drame.
Début de l’état d’urgence.
Qui débute avec le chœur. Lentement.
À peine audible. Menaçant.
D’abord les instruments à vent.
Ils annoncent le sujet.
Ça ne se terminera pas bien.
Les instruments à cordes s’y joignent.
Une fois le sujet annoncé, il est développé par le double chœur.
Ceci est ma version.
Ce n’est pas la passion d’un individu.
C’est la passion d’un grand nombre.
C’est la passion de vingt ouvrières au moment où le travail n’a plus de valeur.
C’est le seul scénario plausible sur les champs déserts du front millénaire.
La passion
1. PARTIE
L´ENSEMBLE
Nos visages sont immobiles,
seuls les yeux changent de couleur,
lorsque les regards rebondissent
contre les murs de béton de l’usine,
qu’aucun regard ne peut franchir,
pour dire combien de temps il reste.
Jeter un regard à travers la fenêtre comme on jetterait un brin d’espoir.
Les fenêtres qui ne peuvent pas s’ouvrir.
Les fenêtres qui n’ont pas été lavées depuis des années.
Les fenêtres qui n’ont jamais vraiment été là
pour qu’on regarde au travers.
Il n’est pas utile de regarder vers le haut.
car le ciel non plus ne semble savoir à quoi il sert.
Les lampes néon nous brûlent le cuir chevelu.
Les yeux sont rivés sur l’aiguille de la machine à coudre,
qui perce sans effort l’ongle, l’os, le bout du doigt,
les mains qui se pressent pour atteindre les quotas.
De six heures et demie à quatorze heures trente.
Pendant plus de trente ans.
Dans le rythme monotone du départ au travail.
Dans le rythme monotone du retour du travail.
Dans le rythme monotone des machines.
La raideur des épaules
due aux mouvements répétitifs.
Nous attendons d’être payées pour notre travail.
Cinq cents ouvrières travaillent en silence.
Et nous attendons d’être payées pour notre travail.
Nous nous rendons tous les jours au travail.
Et nous attendons d’être payées pour notre travail.
Cela dure depuis des mois.
Les vibrations des machines font oublier la faim.
Tous ensembles, nous attendons,
et répétons la phrase concernant
la dignité du travail.
RÉCITATIF – NARRATEUR, OUVRIÈRE 1
NARRATEUR
Après cinq mois sans salaires, vingt ouvrières de l’industrie du textile ont décidé de ne plus s’alimenter. Puisque de toute façon elles avaient faim, elles voulaient avoir faim pour quelque chose. Et de leur propre volonté.
Même si le corps est faible, la volonté persiste depuis huit jours.
Elle dépend des répétitions.
Presque huit jours entiers.
Plus de quarante heures de travail.
Plus d’une semaine de travail.
La durée de huit jours dépasse les lois de l’unité de temps, de lieu et d’action.
Personne ne peut compatir pendant huit jours.
Personne ne peut attendre la mort pendant huit jours,
ou la faiblesse,
ou la perte de conscience,
ou la nausée,
ou le sommeil.
Après huit jours de jeûne, le corps ne reconnaît plus les routines.
Sans les routines, la vie est méconnaissable.
Mais le huitième jour est encore loin.
Il reste encore trois jours jusqu’au huitième jour.
Aujourd’hui c’est le cinquième jour.
Dès que le bruit du tramway ou d’une voiture qui passe se calme, l’Ouvrière 1 parle à ceux qui l’entourent :
OUVRIÈRE 1
C’est le cinquième jour de jeûne depuis qu’on a commencé à compter. Mais nous avions faim bien avant. Nous avons faim depuis cinq mois. Nous avons faim depuis que nous n’avons pas reçu nos salaires. Nous avons faim depuis que nous ne pouvons pas acheter d’aliments pour faire à manger dans nos foyers.
LE CHORAL
Cinq jours c’est suffisant pour apporter de l’eau.
Pour faire le feu.
Pour broyer le maïs.
Pour récolter le raisin.
Pour préparer le bois pour l’hiver.
Pour écorcer la grenade sans avoir les mains recouvertes de sang.
Cinq jours c’est suffisant pour payer cinq salaires de cinq mois de travail.
Pour payer les charges sociales.
Pour payer les frais de transport en commun.
Ou après tout, cinq jours ne suffisent pas ?
Nous travaillons pour rien.
Qui en est responsable ?
RÉCITATIF – NARRATEUR,
Les ouvrières d’une usine de vêtements autrefois célèbre exigent, depuis lundi, le paiement des salaires dus en faisant la grève de la faim. Elles ne boivent que de l’eau. Les passants commentent :
LE CHŒUR
Ça va mal finir.
Oubliez vos salaires.
Tout le monde s’en moque.
Il y en a qui veulent travailler
Les autres ont faim aussi.
La vie est un long fleuve tranquille pour personne.
C’est la privatisation.
Soyez heureuses d’avoir du travail.
Ils nous ont tous volés.
Qui achète encore des costumes aujourd’hui.
C’est à cause des chinois.
RÉCITATIF – NARRATEUR
Les vingt ouvrières venaient régulièrement au travail durant la grève, elles effectuaient leurs huit heures de travail puis, le reste du temps elles campaient sur la place de la République française, devant l’usine, où elles passaient la nuit. Les cinq derniers jours elles avaient faim et les corps épuisés ne leur permettaient plus de se rendre au travail. Elles parlent de leur colère.
LE CHŒUR
Nous sommes humiliées et épuisées.
Nous sommes en colère contre notre employeur.
Nous sommes en colère contre les syndicats et les institutions publiques.
Nous sommes en colère contre ceux qui,
nous ont mises dans cette situation,
après des années de dur labeur
RÉCITATIF – NARRATEUR, OUVRIÈRE 1, OUVRIÈRE 2, OUVRIÈRE 3
NARRATEUR
L’ouvrière 1 hoche la tête en signe d’approbation et dit :
OUVRIÈRE 1
Encore au mois d’août, nous avons demandé l’ouverture de la procédure de mise en faillite, mais ils ne nous ont pas écoutées, même si toutes les conditions étaient réunies. C’est déjà l’automne. Nous ne pouvons pas faire valoir nos droits. Je suis mère-célibataire et je ne sais pas comment je vais nourrir mes enfants.
OUVRIÈRE 2
La plupart du temps je dors.
La faim et le sommeil vont très bien ensemble.
L’eau suffit à apaiser l’amertume.
Après cinq jours de jeûne j’ai perdu trois kilos.
Je pèse à peine quarante-trois kilos.
OUVRIÈRE 4
Nous sommes au bout du rouleau.
ARIA – OUVRIÈRE 3
Une belle journée à Bundek.
Je ne me rappelle plus quand exactement.
Le temps est passé depuis.
J’ai acheté du collier et des filets de bœuf.
J’avais bien choisi.
À l’époque je le pouvais encore.
J’avais des tomates dans le jardin.
Nous étions six.
Il y en avait assez pour tout le monde, il en restait même.
ça, c’était une bonne journée.
Le lendemain, je suis allée travailler.
J’ai appris que la production des chemises pour hommes était arrêtée.
Mais, que la production de la collection pour femmes démarrait.
Ce n’était pas la meilleure époque dont je me rappelle,
mais c’était encore bien.
RÉCITATIF – NARRATEUR
Malades et épuisées, elles ont décidé d’aller jusqu’au bout. Elles n’ont plus rien à perdre. Les syndicats leur disent une chose, le directeur une autre, elles ne font confiance à personne. De manière inattendue et improvisée, le cinquième jour, pour la première fois depuis le début, le directeur leur rend visite espérant les convaincre d’arrêter leur grève de la faim. Le directeur vient et dit :
LE DIRECTEUR
Arrêtez la grève, venez déjeuner avec moi, c’est moi qui vous invite. Nous allons trouver un arrangement.
RÉCITATIF – NARRATEUR
Les ouvrières restent bouches bée. L’arrogance du directeur leur fait sentir un instant l’odeur de viande grillée et elles oublient la faim. L’ouvrière 3 prend la parole, elle décline l’invitation au nom de toutes et dit :
L’OUVRIÈRE 3
Votre arrogance n’est qu’une raison de plus pour persister dans notre action.
NARRATEUR
Une fois l’invitation à déjeuner déclinée, le directeur lève les bras et penche la tête, désarmé, puis leur demande alors de quoi auraient-elles besoin et comment pourrait-il les assister puisque lui, il leur veut vraiment du bien. Il leur veut vraiment du bien, elles doivent sincèrement le croire.
Elles répondent :
LE CHŒUR :
Nous voulons uniquement nos cinq salaires que nous avons honnêtement gagnés.
RÉCITATIF – NARRATEUR
Le directeur est présumé coupable de mener l’usine à l’échec et d’être uniquement intéressé par la valeur du terrain sur lequel l’usine se trouve. Plus tard nous parlerons en détail du terrain.
L’ARIA – L’OUVRIÈRE 4
Les pantalons défilaient à la chaîne pour y faire l’ourlet.
Nous n’avions pas le temps de pisser.
Le quota était de trois cents pièces en huit heures.
Faire l’ourlet ou pisser.
J’aurais pu faire un ballon dirigeable.
J’aurais pu remplir un ballon dirigeable.
Faire l’ourlet ou pisser.
Je devais choisir.
De nouveau chaque jour.
Puisque le fait d’aller pisser
pouvait affecter le quota de celle qui était derrière moi.
Si j’étais en retard, elle était en retard.
Aujourd’hui encore, nous respectons nos quotas
Nous dépendons encore l’une de l’autre.
RÉCITATIF – NARRATEUR
Sur la place de la République française règne le plus souvent la misère et le désespoir. Chacune de ces femmes a son triste histoire, elle partage le même destin, la même faiblesse et méfiance. Elles n’ont pas préparé l’action, la grève s’est faite spontanément. Les premiers jours, elles ont dormi sur les cartons avec quelques couvertures.
LE CHŒUR
Combien de temps cela va-t-il encore durer? Les ongles comptent-ils comme nourriture ? Le fait de manger ses ongles constitue-t-il un repas ?
RÉCITATIF – NARRATEUR
Une ouvrière dit :
L’OUVRIÈRE 1
Mangez la peau autour de vos ongles et considérez le comme du travail au service de nuit pour le bienfait du collectif. La faim a ses spécificités. Les gens se soutiennent mutuellement et la hiérarchie n’est pas vraiment visible.
Tout le monde est plus humain.
Comme au service de nuit.
Le travail au service de nuit pour le bienfait du collectif.
RÉCITATIF – NARRATEUR
Le cinquième jour s’approche de la fin. Bientôt le sixième jour commencera. Aujourd’hui, la grande tente de la Croix-Rouge est arrivée. Demain, les étudiants vont organiser une tribune pour que les Ouvrières puissent s’exprimer. Elles pourront dire :
L’OUVRIÈRE 1
La Croix-Rouge nous a prêté la tente.
NARRATEUR
La Croix-Rouge a vraiment prêté la tente et avait précisé:
LE CHŒUR :
Ramenez la tente à telle et telle heure, avant tel et tel jour.
L’OUVRIÈRE 1
Si vous voulez vraiment aider quelqu’un vous ne pouvez pas, au milieu d’une grève de la faim, stipuler combien de jours la tente de la Croix-Rouge peut être utilisée.
L’OUVRIÈRE 6
Nous pouvons tenir sans la tente.
Aussi longtemps qu’ils ne respecteront pas nos conditions.
Pendant deux ans l’entreprise n’a pas payé de charges sociales. Tout le monde se demande comment se fait-il que les institutions compétentes n’aient pas informé les gens. Lorsque je dis les gens je pense aux ouvrières et ouvriers.
Je pense à nous.
Aujourd’hui rien n’a été fait.
Nous avons principalement reçu de l’aide de la part d’étudiants.
RÉCITATIF – NARRATEUR
Pendant qu’elles parlent l’air chaud sort de leurs bouches. Les nuits sont froides. Le corps a faim, mais il est chaud. Elles répètent constamment leur crainte :
LE CHŒUR
L’une de nous va abandonner.
LA CHORALE
Au début les jambes commencent à faiblir.
Elles ne peuvent plus maintenir le corps.
Puis les mains n’obéissent plus.
Elles font tout tomber.
Puis les yeux se fatiguent.
Ils restent souvent fermés.
Et le monde tourne de plus en plus vite.
Personne n’arrive à maintenir l’équilibre.
Puis tu oublies où tu es.
Tu oublies pourquoi tout cela t’arrive.
RÉCITATIF – NARRATEUR
Le cinquième jour, la nuit semble être tombée plus vite. Les ouvrières se sont retirées sous la tente, l’ont refermée et sont restées calmes. La nuit est paisible. Depuis la tente, seule la respiration se fait entendre. À l’aube du sixième jour, l’Ouvrière 1 se réveille, après avoir à peine dormi, et dit tout doucement :
L’OUVRIÈRE 1
Je sens une odeur de banane ! Une odeur de banane trop mûre. Une ouvrière a abandonné l’idée d’obtenir justice en faisant grève de la faim.
Quelqu’un apaise son supplice avec une banane.
La déshydratation.
Le manque de vitamines.
L’acidité.
La nausée.
Quelqu’un a secrètement fait entrer une banane. Avant que le timide soleil d’automne ne se lève pour la dénoncer, qu’elle se présente, qu’elle lève la main. Qui se cache avec une banane trop mûre dans la main.
RÉCITATIF – NARRATION
Le sommeil collectif règne sous la tente, ou au moins l’illusion de sommeil. Les femmes ronflent. Aucune ne prête attention à la conversation qui va suivre. Depuis la pénombre le murmure de L’Ouvrière 8 se fait entendre, en mangeant la banane elle chuchote la bouche pleine:
L’OUVRIÈRE 8
C’est moi qui ai cédé. Je n’en pouvais plus. Je me sens mieux maintenant. Je vais jeter la peau.
RÉCITATIF – NARRATEUR
L’Ouvrière 1 lui répond en chuchotant la bouche vide :
L’OUVRIÈRE 1
C’est toi qui as cédé. Je ne vais pas te dénoncer. Jette la peau que personne ne te voit. Les autres dorment, personne ne saura.
RÉCITATIF – NARRATEUR
L’Ouvrière 8 essaie de se lever, mais malgré la banane mangée, le corps reste trop faible pour se lever. L’ouvrière 1 tend la main et dit :
L’OUVRIÈRE 1
Donne-moi la peau, je vais la jeter avant que les promeneurs de chiens n’arrivent. Bientôt le sixième jour va se lever. Dans le parc, il y a des poubelles à chaque pas.
RÉCITATIF – NARRATEUR
L’Ouvrière 1 se lève, en prenant soin de ne pas réveiller les autres et sort jeter la peau de banane. Lorsqu’elle est suffisamment loin elle dit :
RÉCITATIF – L’OUVRIÈRE 1
Pendant que personne ne regarde, je vais gratter la peau de banane avec mes dents. Personne n’en saura rien. Je me suis suffisamment éloignée de la tente. Le parc est grand et désert.
RÉCITATIF – L’OUVRIÈRE 3
Le jour ne s’est pas encore levé et pourtant nous sommes plusieurs à ne plus dormir.
Nous veillons les unes aux autres.
Pour ne pas abandonner avant qu’ils ne remplissent nos conditions.
L’ARIA – L’OUVRIÈRE 3
Je la regarde partir dans le parc.
Avec la peau de banane dans la poche.
En chemin pour essayer d’atténuer la sensation de la faim.
Elle a peu de temps.
Je vais la laisser pécher.
Sur la peau il n’y pas assez de matière de toute façon.
La peau n’est pas suffisante pour le péché.
RÉCITATIF – NARRATEUR
Le jour ne s’est pas encore levé. Dans le parc il n’y a ni chiens ni hommes. La poubelle est juste là, à portée de la main. L’Ouvrière 1 sort la peau de banane de sa poche, la regarde et la jette dans la poubelle.
Puis elle dit :
RÉCITATIF – L’OUVRIÈRE 1
Aujourd’hui va être une bonne journée. Je sens qu’un changement va se produire. Ce serait dommage que quelqu’un glisse sur la peau de banane. Jusqu’à présent j’ai tenu bon contre toutes les tentations. Je vais boire un peu d’eau et me tenir prête pour la nouvelle journée.
LA CHORALE
Le nouveau jour apporte de nouvelles tentations.
La faim ne renforce pas l’esprit mais affaibli uniquement le corps.
À chacune prête à céder il faut rappeler les conditions.
Les cinq salaires dus.
Le droit aux indemnités.
Le droit au travail décent.
RÉCITATIF – NARRATION
L’Ouvrière 1 retourne sous la tente et s’allonge à sa place.
L’Ouvrière 4 lui dit :
RÉCITATIF – L’OUVRIÈRE 4
Encore aujourd’hui et je ne pense plus pouvoir tenir.
RÉCITATIF – NARRATEUR
L’Ouvrière 1 lui répond :
RÉCITATIF – L’OUVRIÈRE 1
Prends un verre d’eau avec une cuillère du miel aux châtaignes.
RÉCITATIF – NARRATEUR
L’Ouvrière 4 lui répond :
RÉCITATIF – L’OUVRIÈRE 4
Une cuillère du miel dans l’eau ne suffit plus à me motiver. Le cinquième jour de la faim ne nous a pas trouvé moins pauvre. Et le sixième va nous décourager davantage.
RÉCITATIF – NARRATEUR
Les autres Ouvrières sous la tente acquiescent :
LA CHORALE
C’est le pire endroit pour avoir faim.
Dans un périmètre d’un kilomètre,
il y a au moins dix boulangeries
tenues par des albanais,
qui travaillent toute la nuit.
Chacune a des pains au sel longs de plus d’un demi-mètre.
Chacune propose des boureks[2] selon la recette traditionnelle,
si tendres qu’il n’est pas nécessaire de les mâcher.
Un bourek pour quatre Ouvrières.
Cela aurait été suffisant pour les cinq prochains jours.
Mais l’heure n’est pas aux recettes.
ni aux conversations sur la nourriture.
RÉCITATIF – NARRATEUR
Le portable de l’Ouvrière 1 sonne. Elle met ses lunettes et regarde qui appelle, puis elle répond. Elle écoute un instant sans rien dire. Puis elle gémit et répète :
L’OUVRIÈRE 1
Bien. Bien.
C’est comme ça. C’est comme ça.
NARRATEUR
Le matin ne peut pas bien commencer, puisque les nouvelles ne sont pas bonnes.
L’Ouvrière 1 se lève et signifie aux autres par une main levée qu’elle veut dire quelque chose :
RÉCITATIF – L’OUVRIÈRE 1
Les nouvelles ne sont pas bonnes. Je viens d’apprendre que soixante ouvrières du collectif ont cédé. Elles ont accepté les conditions honteuses des employeurs voleurs et ont été transférées à la succursale. Elles ont été convaincues par la promesse qu’il leur serait versée d’ici quelques jours une avance de deux milles kunas.
RÉCITATIF – NARRATEUR
Parmi les Ouvrières se propage une agitation et elles commencent à protester à voix haute :
LE CHŒUR :
Lis les noms.
Nous voulons savoir qui elles sont.
Elles ne méritent rien d’autre.
Elles se sont vendues pour trois cents euros.
C’est mieux que rien.
C’est mieux rien.
C’est rien qu’elles auront.
NARRATEUR
L’Ouvrière 1 lève la main pour calmer la situation puis elle dit :
RÉCITATIF – OUVRIÈRE 1
C’est seulement en restant unies que nous atteindrons nos objectifs.
Nous ne devons pas oublier quels sont nos objectifs.
S’il le faut nous répéterons nos conditions.
RÉCITATIF – L’OUVRIÈRE 7, LE CHŒUR
L’OUVRIÈRE 7
Nous n’acceptons pas le programme de la restructuration proposée, par lequel le nombre d’employés est réduit à 176 ouvriers avec des indemnités minimales.
LE CHŒUR
L’emplacement de l’usine vaut plusieurs dizaines de millions d’euros.
RÉCITATIF – L’OUVRIÈRE 8, L’OUVRIÈRE 9
L’OUVRIÈRE 8
Nous ne faisons pas confiance au nouveau directeur, le cinquième ou le sixième en cinq ans.
L’OUVRIÈRE 9
Nous n’avons pas confiance en son idée de transférer la production vers une industrie de textile nationalisée, très mal au point.
L’OUVRIÈRE 8
Le tribunal de commerce tient nos destins entre ses mains depuis des mois de manière à nous obliger à démissionner et à perdre ainsi tous nos droits.
LE CHŒUR :
Nous exigeons la mise en faillite.
RÉCITATIF – L’OUVRIÈRE 10
À une époque l’usine travaillait à plein régime, sur trois services.
Maintenant, les machines restent silencieuses et nous prenons les transports en commun sans titres de transport.
Nous demandons le paiement des cinq salaires dus.
L’OUVRIÈRE 9
Nous avons demandé des conseils partout, mais en vain. Tout le monde nous a dit que nous n’avions aucun droit.
LE CHŒUR
Aucun droit.
RÉCITATIF – L’OUVRIÈRE 11
J’ai cinquante-cinq ans, dont trente-quatre en tant qu’ouvrière dans cette usine. J’ai passé plus de temps à travailler qu’à vivre. Je croyais pouvoir, grâce à mes années de travail, partir dignement en retraite et regardez-moi maintenant.
LE CHŒUR
Regardez-nous maintenant !
L’ARIA – L’OUVRIÈRE 11 ET LE CHŒUR
L’OUVRIÈRE 11
Les nuits sont froides comme dans le désert.
LE CHŒUR
Dès que le soleil se lève, il fait une chaleur insupportable sous la tente.
L’OUVRIÈRE 11
Si je décide d’abandonner, je le ferai la nuit.
LE CHŒUR
Le matin tout semble possible.
Avant que le corps ne se réveille,
et quand la faim est encore supportable.
RÉCITATIF – NARRATEUR, L’OUVRIÈRE 1
NARRATEUR
L’Ouvrière 1 sort devant la tente. Un chien errant l’approche et commence à remuer la queue. Elle lui tend la main pour qu’il la sente et lui dit :
L’OUVRIÈRE 1
Ne me tente pas. Je pourrais t’étrangler de mes mains, te dépecer et te manger. Je cacherai la queue. Personne ne demanderait de tes nouvelles. Personne ne te chercherait.
Va-t’en.
RÉCITATIF – L’OUVRIÈRE 6
Ce n’est que le matin du sixième jour et il semble déjà interminable. Les propriétaires de chiens et les ouvriers se lèvent les premiers.
Les propriétaires de chiens marchent lentement ou dorment debout.
Les ouvrières qui se rendent au travail marchent vite.
Sans lever la tête et sans rechercher le contact.
La somnolence des propriétaires peut encore servir d’excuse pour un chien égaré.
Mais la fatigue des ouvriers ne peut pas servir d’excuse pour la perte d’un emploi.
Comme la faim ne peut pas servir d’excuse à l’abandon.
ARIA – L’OUVRIÈRE 5
Il y a dans ce monde des lieux où l’on mange des chiens,
que je ne vais jamais visiter.
Il y a des lieux où je pourrais reposer mes mains,
mais ils sont inatteignables.
Il y a la peur de prendre l’avion que je ne prendrai jamais, la peur des grandes altitudes que je n’atteindrai jamais, et la nausée ressentie que je n’aurais jamais.
Il y a un sentiment du bonheur dans l’attente,
qui doit s’approcher de cette sensation de faim.
RÉCITATIF – NARRATEUR, L’OUVRIÈRE 1
NARRATEUR
L’Ouvrière 1 a quelque chose d’important à dire. Elle se racle la gorge avant de parler, puis elle dit :
L’OUVRIÈRE 1
Les représentants des médias vont encore venir aujourd’hui nous poser des questions concernant notre jeûne. Il serait insensé de parler de la faim. Il faudra répéter nos conditions. Il faudra énumérer pour la centième fois tout ce qu’ils nous doivent. Ai-je été claire ?
NARRATEUR
Les ouvrières approuvent de la tête et l’Ouvrière 1 continue :
L’OUVRIÈRE 1
Il y a des questions ?
NARRATEUR
L’Ouvrière 12 prend la parole sans lever la main et dit :
L’OUVRIÈRE 12
Je pense que ça ne mène nulle part.
NARRATEUR
L’Ouvrière 1 sans même la regarder dit :
L’OUVRIÈRE 1
Celles qui le souhaitent peuvent abandonner.
C’est seulement en restant unies que nous arriverons à atteindre nos objectifs.
NARRATEUR
L’Ouvrière 13 répond :
L’OUVRIÈRE 13
Ceux qui nous ont volées disent la même chose.
Ceux qui nous doivent l’argent que nous avons gagné.
NARRATEUR
L’Ouvrière 1 répond :
L’OUVRIÈRE 1
Il faut être persistant et humble.
NARRATEUR
L’Ouvrière 1 sort de la tente et sans se racler la gorge dit à voix haute :
L’OUVRIÈRE 1
Je répète et je les sermonne, pour me convaincre.
Je prononce des phrases que je n’avais jamais prononcées auparavant.
Je maintiens juste l’illusion du combat pour la justice.
Peut-être que tout cela est une erreur.
LA CHORALE
Nous maintenons l’illusion du combat pour la justice.
Nous faisons perdurer l’humiliation,
accompagnée de cris d’intestins affamés.
Nous avons appris à communiquer,
de manière plus claire et argumentée.
Le ventre est vide,
en conséquence les mots sont plus acides.
Avant d’obtenir nos droits,
les mots ne vont plus avoir de goût,
Et nous ne serons plus là.
RÉCITATIF – NARRATEUR, L’OUVRIÈRE 1, DIRECTEUR
NARRATEUR
Vers midi, les mêmes personnes qu’hier se sont rassemblées.
Ils attendent la déclaration de celles qu’ils regardent.
Chaque jour depuis six jours, les ouvrières ont faim et elles répètent leurs conditions, persuadées de pouvoir accomplir quelque chose par le simple fait de les répéter. L’Ouvrière 1 parle au nom de toutes, tant que sa voix la sert encore, et dit aux gens qui l’entourent.
L’OUVRIÈRE 1
Je rappelle nos conditions.
Nous exigeons les cinq salaires dus.
Nous exigeons le droit aux indemnités.
Nous exigeons le paiement des charges sociales.
Nous exigeons le droit à un travail décent.
Nous exigeons la mise en faillite et la définition de notre statut.
Être sans emploi vaut mieux qu’être exploitées. Nous regrettons que nos soixante collègues aient abandonné en acceptant les conditions d’esclavagisme et d’exploitation proposées par notre directeur qui est et reste uniquement intéressé par la vente des biens de l’entreprise.
Nous remercions le soutient des médias et de nos familles.
Nous continuerons d’avoir faim au nom du droit au travail décent.
NARRATEUR
C’est ce que la foule veut entendre. Sa voix est calme et sûre. La faim l’a rendue plus grave et convaincante. Pendant que l‘Ouvrière 1 parle, on aperçoit le Directeur, un peu en retrait, qui écoute ce que l’Ouvrière 1 dit.
C’est la deuxième fois qu’il leur rend visite. La foule ne le reconnaît pas. Lorsque l’Ouvrière 1 prononce son nom, il répond :
DIRECTEUR
Bonjour à tous.
Les conditions ne sont pas celles de l’esclavagisme.
Nous n’exploitons personne.
Le bien-être des ouvrières a toujours été au centre de mes préoccupations,
contrairement à la vente des terrains de l’usine
C’est tout.
Merci.
NARRATEUR
Le directeur s’approche des ouvrières et tend la main à quelques unes d’entre elles.
L’OUVRIÈRE 1
Pourquoi vous êtes revenu ?
Vous ne vous intéressez pas aux ouvriers.
Vous ne vous intéressez pas à la production.
Vous ne vous intéressez qu’au bien immobilier que représente l’entreprise ruinée, son emplacement attrayant, à côté de la place de la République française.
NARRATEUR
Le directeur répète ses arguments de manière à être seulement entendu de ceux qui l’entourent de près.
RÉCITATIF – LE DIRECTEUR, L’OUVRIÈRE 3, L’OUVRIÈRE 4
DIRECTEUR
Je vous répète que mon but n’est pas la vente du bien immobilier…
L’OUVRIÈRE 3
Dont la valeur est estimée entre 12 et 13 millions d’euros
DIRECTEUR
Mais la survie de l’usine.
L’OUVRIÈRE 3
Vos bonnes intentions sont feintes
DIRECTEUR
Je suis ici de mon plein gré et je travaille pour le bien-être de mes ouvriers.
L’OUVRIÈRE 4
Et pour plus de mille actionnaires de l’entreprise.
DIRECTEUR
Avec trois millions d’euros les dettes envers les ouvriers pourraient êtres remboursées et les installations pourraient êtres renouvelées…
L’OUVRIÈRE 4
Vous avez ces trois millions ?
DIRECTEUR
En accord avec les banques les conditions pour la prise de crédit pourraient être réunies pour payer les salaires.
L’OUVRIÈRE 3
Un crédit pour payer nos salaires, mais l’argent pour couvrir la dette aux impôts vous comptez le prendre sur le prix du terrain estimé à environs 22 millions kunas ? Ce sont vos intentions ?
DIRECTEUR
La production serait déplacée dans un emplacement moins coûteux dont les locaux pourraient êtres rachetés aux enchères à l’État pour environs 25 millions de kunas…
L’OUVRIÈRE 3
Ce qui n’est toujours pas clair c’est où vous allez trouver l’argent pour ça.
RÉCITATIF – NARRATEUR, L’OUVRIÈRE 1
NARRATEUR
L’Ouvrière 1 continue de s’exprimer à la foule devant elle. Elle explique ce qui se cache derrière cinq de six sociétés fictives, inscrites comme bénéficières du bien de l’entreprise et qui a versé l’argent pour l’achat de l’entreprise Delta :
L’OUVRIÈRE 1
L’opération d’appropriation du terrain de notre usine était pensée par l’entrepreneur M.K. et l’argent, utilisé pour endetter la société et pour pouvoir ensuite saisir le terrain, provient en partie de N.P. qui est le propriétaire majoritaire d’Europa press holding. Quant au cerveau principal de l’opération, qui a permis d’endetter notre société pour pouvoir en revendiquer la valeur immobilière, c’est bien vous Monsieur le Directeur.
NARRATEUR
Le directeur se faufile à travers la foule et part sans faire de commentaires. L’Ouvrière 1 n’essaie même pas de l’arrêter, mais continue de dire ce qui a été dit une centaine de fois déjà, ce que tous les oiseaux de la place de la République française connaissent déjà mais ce qui doit être répété.
L’Ouvrière 1 raconte comment la valeur de la société Delta sarl., estimée à 120 milles kunas, est passée en très peu de temps et dans des conditions étranges à 33,6 millions de kunas.
L’Ouvrière 1 soupire et dit :
L’OUVRIÈRE 1
Il faudrait maintenant poser cette question : comment l’entreprise Delta sarl. passe d’une valeur de 120 milles kunas à une valeur de 33,6 millions de kunas ? Monsieur le Directeur a fictivement fait monter la valeur de l’entreprise Delta sarl. de manière à faire de l’entreprise le coordinateur du projet d’implantation durable des pommiers.
Le projet était présenté comme le travail de l’excellent fruiticulteur croate I.K. Par la suite le Directeur a estimé le projet à 24,1 millions de kunas et en a vendu les actions.
L’entreprise a été rachetée par treize sociétés au nouveau prix estimé : S.T.M. Investissements, ARS agence immobilière, ARS projet, Berg, Lokacija, Texstile Gvozd, Le constructeur, P.Z. Petrova Gora, Prima immobilier, T.M. Consultation, Gallina et la ville Ecologique. Toutes ces sociétés ont en commun le fait d’être téléguidées c’est à dire qu’elles ont été fondées par des personnes gravitant dans l’entourage privé ou/et professionnel de l’entrepreneur M.K. Une autre acquisition a suivi. Les treize sociétés mentionnées plus tôt ont vendu les actions à l’entreprise, Les Champs des fées, pour un montant de 29,7 millions de kunas. L’entreprise Les Champs des fées n’est pas restée longtemps avec Delta mais a été vendue à N.P. plus précisément à son entreprise Com.com. Le prix que N.P. a versé représente la somme vertigineuse de 33,6 millions de kunas.
NARRATEUR
L’Ouvrière 1 fait une pause et boit une gorgée d’eau. Personne ne bouge. L’ouvrière 1 regarde autour d’elle et continue de parler de l’enquête. Elle inspire et dit :
L’OUVRIÈRE 1
L’audition par la police de l’auteur du projet d’implantation durable des pommiers, qui a servi de base pour augmenter la valeur de l’entreprise Delta de 120 milles à 33,6 millions de kunas, a révélé qu’aucun projet d’implantation durable des pommiers n’existe au sein de l’entreprise Delta. Pourquoi alors, le propriétaire de EPH a donné 33,6 millions kunas pour Delta ? Les enquêteurs supposent que l’argent versé par EPH pour l’achat de l’entreprise Delta, représente une partie des dettes que le propriétaire de Europa Press Holding a depuis un moment contractées envers l’entrepreneur M.K.
NARRATEUR
L’Ouvrière 1 arrête de parler et s’appuie de ses mains sur la table. Quelques flashs émis par les appareils photographiques crépitent et éclairent son visage pâle et le ciel gris au-dessus du parc. L’Ouvrière 1 essaie de continuer mais son corps lâche. Elle s’affaisse et une autre ouvrière la retient et l’emmène sous la tente.
La foule s’agite. L’Ouvrière 4 prend la parole et reprend là où l’Ouvrière 1 s’est arrêtée :
L’OUVRIÈRE 4
Derrière tout ça se cache l’intérêt matériel de chacun. La valeur du bien foncier de l’usine de textile ruinée dont nous avons été les ouvrières, est estimée à 127 millions de kunas. La plus grande valeur représente le terrain sur lequel pourraient être construits des quartiers d’affaires et des logements.
Par ailleurs la valeur de la propriété telle qu’elle est inscrite au registre foncier par les entreprises définies par l’investigation policière comme l’écran de l’entrepreneur controverse M.K., est estimée à 21 millions de kunas. Si les entreprises obtiennent le foncier de l’usine ruinée selon ces inscriptions – cela leur permettra de gagner au moins 100 millions de kunas.
Voilà.
Nous continuerons d’avoir faim jusqu’à ce que nos conditions soient remplies.
Nous continuerons d’avoir faim au nom du droit au travail décent.
C’est tout.
NARRATEUR
L’Ouvrière 10 profite de l’occasion et lance à la foule :
L’OUVRIÈRE 10
Nous avons besoin d’un médecin. Une ouvrière ne se sent pas bien. Trop à dire et pas assez de force.
Le corps n’a pas tenu.
Que quelqu’un appelle un médecin.
LA CHORALE
Au moins cent millions de kunas.
C’est le maximum de ce que nous pouvons imaginer.
Si nous fermons les yeux,
et le partageons en petits tas.
Un pour maman.
Un pour papa.
Un pour la fille.
Un pour le fils.
Au moins cent millions de kunas
Disparaît à chaque fois que nous fermons les yeux
et nous imaginons ce qui se passerait
si au moins un instant
de ces derniers trente ans
nous n’avions pas naïvement cru
aux lendemains qui chantent.
LE CHŒUR
Appelez les secours.
2. PARTIE
ARIA – L’OUVRIÈRE 4 ET LE CHŒUR
L’OUVRIÈRE 4
Le corps est plus faible que le monde.
LE CHŒUR
Le ventre vide comprend difficilement, moins bien encore qu’un enfant,
pourquoi la faim peut être bonne et bénéfique.
L’OUVRIÈRE 4
Mes mains sont faibles, il me reste encore la voix.
LE CHŒUR
Le sentiment de faiblesse ne doit pas te faire peur.
Ça passera lorsque tu arrêteras de parler et que tu calmeras ta respiration.
L’OUVRIÈRE 4
Je me rince la gorge sèche avec de l’eau, mais le doute s’accroche.
Et si tout ce sacrifice était inutile ?
LE CHŒUR
Accroche-toi encore un peu.
Accroche-toi encore cette journée.
Pour le reste, on verra demain.
L’OUVRIÈRE 4
Est-ce que c’est la sirène de l’ambulance que j’entends s’approcher pour porter secours à celle qui ne veut pas être secourue ?
RÉCITATIF – NARRATEUR
Après avoir emmené l’Ouvrière 1 sous la tente, les autres ouvrières ont attendu les secours. L’ambulance s’est garée à l’entrée du parc. Le médecin, accompagné par deux aides, est entré dans la tente et s’est approché de l’Ouvrière 1. Elle est encore allongée, les yeux fermés, respirant à peine. Le médecin a pris son pouls, a levé sa paupière d’un doigt et a fait signe aux assistants d’amener le brancard. Elle respirait difficilement avec le front légèrement perlé.
LA CHORALE
La déclaration de Malte concernant la grève de la faim
a été adoptée en novembre 1991 à Malte lors de la 43e assemblée de l’Association médicale mondiale,
elle a été complétée en septembre 1992 à Marbella lors de la 44e assemblée de l’Association médicale mondiale.
Marbella et Malte, des lieux paradisiaques de catalogues de voyages.
Marbella et Malte, des lieux qu’elles ne visiteront jamais.
RÉCITATIF – NARRATEUR, LES OUVRIÈRES, LE MÉDECIN
NARRATEUR
Le Médecin sort de son sac un papier et un stylo et regarde les Ouvrières, elles lui disent :
LES OUVRIÈRES
Nous avons faim depuis cinq jours. Nous commençons le sixième. Nous pouvons tenir encore autant de jours. Simplement en parlant le moins possible.
LE NARRATEUR
Le médecin remet le papier et le stylo dans le sac et il dit :
Le MÉDECIN
Le Médecin qui soigne les grévistes de la faim se confronte aux valeurs conflictuelles suivantes :
Chaque homme a l’obligation morale de respecter la valeur sacrée de la vie. Ce qui est particulièrement vrai dans le cas d’un médecin qui utilise ses compétences pour sauver une vie.
Le médecin a l’obligation de respecter la volonté du patient. Avant de mettre en œuvre ses compétences le médecin doit obtenir du patient l’accord, sauf dans les cas urgents où le médecin doit agir dans le meilleur intérêt de son patient.
NARRATEUR
Les ouvrières ne répondent rien. Le médecin continu de parler :
RÉCITATIF – MÉDECIN
Les grévistes sont des personnes en bonne santé mentale qui ont commencé la grève de la faim et qui donc refusent de consommer de la nourriture ou des liquides pour une période significative.
Le médecin doit faire un bilan de santé avant le début de la grève de la faim.
Les médecins et tout le personnel médical n’ont, en aucun cas, le droit d’exercer une pression inappropriée visant à inciter l’abandon d’une grève de la faim.
Le gréviste de la faim doit être informé par les médecins des conséquences cliniques du jeûne et les dangers potentiels dans ce cas précis.
Si le gréviste de la faim exige un autre avis, il doit lui être communiqué.
N’importe quel soin doit être administré avec l’accord du patient.
Lorsque le gréviste de la faim perd son discernement et est donc incapable de prendre des décisions adéquates ou lorsqu’il se trouve dans le coma, le médecin a le droit au nom du patient et dans le meilleur intérêt du patient de prendre une décision concernant les soins.
Les grévistes de la faim doivent être protégés de la grève par contrainte. Ce qui peut signifier l’éloignement des autres grévistes.
L’ARIA – L’ASSISTANT MÉDICAL
L’intervention médicale peut nuire à l’autonomie que le patient a sur lui-même.
L’absence d’intervention peut conduire le médecin à affronter
la tragédie de la mort qui aurait pu être évitée.
la tragédie de la mort qui aurait pu être évitée.
RÉCITATIF – NARRATEUR, LE MÉDECIN, L’OUVRIÈRE 1
NARRATEUR
Les ouvrières s’assoient sur leurs matelas en carton. Le médecin fait signe de la main aux assistants de placer l’Ouvrière 1 sur le brancard et de l’emmener dans l’ambulance. Puis il s’adresse aux ouvrières :
LE MÉDECIN
Faire connaître aux grévistes de la faim les conséquences de leur action et les encourager à revoir leur décision est important et ne crée pas de pression supplémentaire.
NARRATEUR
Le médecin s’essuie la bouche avec sa main puis enlève la sueur de son front et continue de parler :
LE MÉDECIN
Il ne s’agit pas ici de pressions supplémentaires.
Néanmoins, dans les premiers jours de grève, le corps puise dans les réserves des glycogènes du foie et des muscles. L’état de cétose apparaît et peut se s’identifier cliniquement en examinant le souffle ou par l’examen de l’urine en laboratoire. La cétose diminue l’intense sensation de faim au cours des premiers jours du jeûne. Les réserves de glycogène s’épuisent en 10-14 jours et certains acides aminés deviennent le substrat pour la néoglucogenèse. Les muscles, le cœur y compris, perdent progressivement leur masse.
NARRATEUR
Les ouvrières écoutent les battements de leurs cœurs. Puis l’une des ouvrières se lève et dit :
L’OUVRIÈRE 4
Il serait utile de nous dire le plus précisément possible combien de temps nos corps peuvent tenir en ayant faim.
LE CHŒUR
La vérité ! Si nous pouvons supporter la faim nous pouvons supporter la vérité.
LE MÉDECIN
La vérité dépend de l’état dans lequel votre corps était avant de commencer la période de jeûne. À en juger par la situation actuelle, vous avez commencé la grève en étant déjà épuisées et affamées. Les résultats de grèves poursuivies jusqu’à ce que mort s’en suive ont été enregistrés médicalement pour la première fois pendant les mouvements de 1980 et de 1981 en Irlande du Nord lorsque la mort est survenue entre le cinquante cinquième et le soixante quinzième jour de jeûne. L’écart de trois semaines est le résultat des différentes constitutions avant le début de la grève et l’adaptation individuelle. Il n’est pas possible de déterminer cette période avec précision. Ce qu’il faut dire aux grévistes est que la mort survient à un moment situé après six semaines de jeûne et la survie au delà de dix semaines est impossible. Il faut également leur dire que dans les dernières phases cliniques du jeûne ils ne pourront plus résonner aussi faut-il qu’ils fassent connaître clairement et par avance ce qu’ils attendent des médecins au cours cette phase.
NARRATEUR
Les ouvrières acquiescent en guise de remerciements pour les informations données et continuent de fixer du regard un point indéfini à hauteur des jambes du médecin.
LE CHŒUR
Cinq jours ont passé.
Le sixième a commencé.
Il va bientôt s’écouler.
Le soleil va prendre des heures pour disparaître.
La semaine compte sept jours.
Nous avons travaillé cinq jours dans la semaine.
Huit heures par jour.
Le jour a vingt-quatre heures.
L’heure a soixante minutes.
Ça c’est ma main droite.
Ça c’est ma main gauche.
Ça c’est ma tête.
Pendant cinq mois nous n’avons pas reçu nos salaires.
Pour le travail que nous avons effectué.
Pour les quotas que nous avons atteint.
Le ventre est l’organe le plus faible.
La tête n’a pas encore faim.
Elle voit les choses
telles qu’elles sont.
RÉCITATIF – NARRATION
L’emplacement de l’Ouvrière 1 est désormais vide.
L’impression qui s’en dégage n’est pas celle de la faim. Mais plutôt d’un endroit de repos, de calme. L’Ouvrière 11 se lève et ramasse les couvertures du lit de l’Ouvrière 1, elle les déplie pour voir si elles sont propres. Après les avoir secouées elle les partage entre les ouvrières restantes. Les ouvrières répondent en chœur :
LE CHŒUR
Nous allons utiliser les couvertures temporairement, jusqu’à ce qu’elle revienne.
LA CHORALE
Si un inconnu venait
pour dire que tout irait bien.
ça aurait pu redonner un sens à la persévérance,
d’être têtu et d’avoir faim.
Même les voix qui auraient pu apporter
de bonnes nouvelles ne se font pas entendre.
Les journaux rapportent l’histoire
de la dignité au travail
du droit au travail
du travail honnête
du travail qui a perdu sa valeur.
Les journaux rapportent l’histoire,
de ceux qui se privent du droit
à trois repas par jour,
pour obtenir le droit à un contrat de travail.
Les droits garantis.
Si on oubliait les crampes d’estomac,
ce serait de la pure poésie.
RÉCITATIF – NARRATEUR, JOURNALISTE INDÉPENDANTE, L’OUVRIÈRE 2
NARRATEUR
Le jour ne finira pas avant qu’il ne se passe tout ce qui doit s’y produire. Le soleil ne s’est pas encore couché. Le jeûne de ce sixième jour n’est pas encore terminé. Les ouvrières ne savent toujours pas ce qui va leur arriver. Une journaliste indépendante arrive et rappelle l’histoire de ceux qui sont restés sans emploi pour toujours. La journaliste indépendante se présente et dit :
LA JOURNALISTE INDÉPENDANTE
Je suis une journaliste indépendante. Je travaille pour les médias indépendants. Mon travail est le journalisme d’investigation. Les informations que je vais vous communiquer pourraient vous choquer. Même si ces informations ne concernent pas votre situation actuelle, mais celle dans laquelle vous pourriez vous trouver une fois vos objectifs atteints.
NARRATEUR
Les ouvrières se regardent et trop fatiguées pour refuser, acceptent d’entendre ce que la journaliste indépendante a à dire. Avant que la journaliste ne prenne la parole, l’Ouvrière 12 déclare :
L’OUVRIÈRE 12
Il me semble que je vois la lune.
NARRATEUR
Les ouvrières et la journaliste regardent vers le ciel, mais personne n’aperçoit la lune. La journaliste indépendante regarde l’Ouvrière 12 et dit :
LA JOURNALISTE INDÉPENDANTE
La lune ne s’est pas encore levée. Il est trop tôt. C’est une illusion. Bois un peu d’eau.
NARRATEUR
L’Ouvrière 12 prend la bouteille d’eau et boit une gorgée. Elle fait une grimace de dégoût.
L’OUVRIÈRE 12
L’eau n’a plus bon goût après toute une journée.
NARRATEUR
La journaliste indépendante, ne sachant pas quoi dire, fait une pause dont les ouvrières profitent pour dire :
LE CHŒUR
Lorsque nous n’aurons plus d’eau nous n’aurons plus rien. Ça va être notre nouvelle réalité. Nous serons alors simplement en vie.
RÉCITATIF – NARRATEUR, LA JOURNALISTE INDÉPENDANTE
NARRATEUR
La journaliste indépendante s’assied sur le lit de l’Ouvrière 1 et commence à parler :
LA JOURNALISTE INDÉPENDANTE
Si le propriétaire va au bout de la demande de mise en faillite qu’il a formulée, vous allez vous retrouver sur le marché du travail.
LE CHŒUR
Cela fait partie de nos objectifs.
LA JOURNALISTE INDÉPENDANTE
Ils sont nombreux à y trouver la mort plutôt que du travail.
NARRATEUR
L’Ouvrière 12 pose par terre à côté de son lit la bouteille d’eau, qu’elle tenait auparavant en mains.
LA JOURNALISTE INDÉPENDANTE
Je vais vous raconter l’histoire de I.P. qui après trente-deux ans de travail est mort avant de toucher sa retraite. Il fait partie de quarante cinq personnes qui ont été radiées de la liste des demandeurs d’emploi pour cause de décès, en à peine six mois.
NARRATEUR
Les ouvrières se regardent. Puis passent leurs mains sur leurs visages comme si elles en retiraient des toiles d’araignée.
LA JOURNALISTE INDÉPENDANTE
I.P. a passé sa vie à travailler dans l’industrie du coton et lorsque la faillite a été déclarée comme mille autres ouvriers il s’est retrouvé au chômage. À cinquante ans il s’est inscrit à l’ANPE. Le temps passait mais personne n’avait besoin de lui. Il n’avait ni travail ni de bonnes conditions pour la retraite. Il est mort à 58 ans.
C’est l’histoire de I.P.
L’OUVRIÈRE 2
La fin n’est pas très joyeuse.
LA JOURNALISTE INDÉPENDANTE
Il n’y a ni de fin joyeuse ni objectif précis.
L’OUVRIÈRE 2
Raconte-nous la fin.
LA JOURNALISTE INDÉPENDANTE
Il n’y a pas de fin.
La mort est la fin.
I.P. n’est pas un cas isolé.
Il y en a beaucoup qui vont directement de l’ANPE au cimetière.
Les ouvriers qui se trouvent après plus de vingt-cinq années de travail au chômage, n’ont presque aucune chance de retrouver du travail et de toucher un salaire.
Ils ne sont pas capables d’assurer leur existence et d’arriver à la retraite.
Ils se sentent rejetés et inutiles.
Ils sont sujets à la dépression.
Ils sont persuadés que leurs connaissances et leur éducation sont vaines.
Le stress ressenti est une bonne base pour le développement de maladies.
Ces dix dernières années, l’ANPE a définitivement radié de ses listes, les noms de 6372 demandeurs d’emploi.
NARRATEUR
Sixmilstroiscentsoixante-douzedemandeursd’emploi.
La journaliste indépendante a laissé le numéro de demandeurs d’emploi effacés flotter dans l’air au milieu des dix-neuf ouvrières présentes, puis elle est partie.
Personne ne sait d’où elle est venue et qui l’a envoyée et pour qui en réalité travaille-t-elle.
Entre temps la lune s’est levée.
ARIA – L’OUVRIÈRE 4
La lune se lève tôt. Lorsqu’il n’y a pas de nuages.
Entre les sapins. Elle est moins rapide que le soleil.
Aie de la pitié la lune. Sois plus rapide.
Sois plus rapide.
LA CHORALE
Au lieu de regarder l’obscurité nous regardons le ciel de la nuit. Sur lequel, les seuls miracles sont les avions qui clignotent et deux lunes rondes au lieu d’une.
La lune, et juste à côté une autre lune.
C’est le plus grand des miracles de tous les miracles que l’on n’ait jamais vus.
Le plus grand miracle en trente ans de travail.
Nous regardons sans y croire en se frottant les yeux des doigts.
Il n’y a pas de témoins pour confirmer que nous ne sommes pas folles.
Nous réveillons celles qui dorment pour leur dire
regardez une lune à côté de l’autre.
La lune à côté de l’autre, les deux lunes, l’une aussi réelle que l’autre.
Le plus grand miracle dont nous pouvons témoigner
de toutes nos vies.
RÉCITATIF – NARRATEUR, LE MAIRE
À l’aube du septième jour, il fallait commencer une nouvelle journée. L’odeur du pain chaud. Les gaz d’échappement des camions de livraison. Les promeneurs de chiens. Les chiens calmes. Rien n’indiquait que le ciel avait été traversé par deux lunes dont les seuls témoins étaient les ouvrières de l’usine de textile. Même si cette journée pouvait ressembler à toutes les autres journées de jeûne il semblait que ça ne se passerait pas comme ça.
Le Maire leur rend visite de façon inopinée, accompagné de deux assistantes tenant deux cadeaux en mains et suivies de photographes. Le Maire s’adresse, aux ouvrières affamées et à moitié endormies, par un mesdames et dit :
LE MAIRE
Mesdames.
Dans l’espoir de soulager votre tourment et d’atténuer les conséquences de votre persévérance je vous apporte des cadeaux.
Ces cadeaux sont les symboles de mon soutien, mais ne signifient en aucun cas le cautionnement de vos méthodes.
Il dépend de vous d’adopter un comportement raisonnable.
J’étais à vos côtés aux moments les plus difficiles. En plus du bon sens qui me caractérise, je possède aussi une âme et un cœur.
Les cadeaux sont des gâteaux, faits ce matin. Mais, les gâteaux faits ce matin ne sont pas les seuls cadeaux.
En octobre déjà vous avez demandé des locaux à la ville pour votre association. Il est vrai que nous avons des centaines et des centaines de locaux municipaux non utilisés qui sont en train de dépérir et dont nous ne faisons rien. Il est aussi vrai que nous avons des centaines et des centaines d’associations qui attendent un local, mais vous, les ouvrières, vous avez la priorité.
Vous pouvez dès maintenant aller visiter un local dans la rue des frères Cvijic, s’il vous convient, nous arrangerons cela d’ici vendredi.
Vous avez entendu ?
Nous allons arranger cela d’ici vendredi.
C’est le cadeau de votre Maire.
et les gâteaux aussi.
NARRATEUR
Le Maire désigne les deux assistantes qui tiennent en mains les plateaux emballés dans du papier sulfurisé.
LE CHŒUR – PREMIÈRE ET DEUXIÈME ASSISTANTE, LE MAIRE
C’est la moindre des choses que l’on puisse faire pour vous.
RÉCITATIF – NARRATEUR, PREMIÈRE ET DEUXIÈME ASSISTANTE
NARRATEUR
Les ouvrières acceptent les plateaux et restent immobiles sans savoir où les poser puisque il n’y ni chaise ni table ni banc. À côté des ouvrières avec les plateaux en mains se tient le Maire qui pose pour les photographes. La première et la seconde assistante, satisfaites de l’action bien menée disent :
PREMIÈRE ASSISTANTE
Une aide pareille ferait du bien à tout le monde.
DEUXIÈME ASSISTANTE
Il y a plus de cinq sortes de gâteaux. Il y en a pour tous les goûts
ARIA – L’OUVRIÈRE 13
Lorsque la pluie tombe et fait partir les donateurs,
ramasse dans un verre d’eau les gouttes d’eau de pluie fraîche,
Creuse avec tes mains un peu de terre du parc de la ville,
et fais plusieurs sortes de gâteaux à la boue.
RÉCITATIF – NARRATEUR, LE MAIRE, L’OUVRIÈRE 2
NARRATEUR
Les ouvrières se tiennent debout avec les plateaux en mains pendant que le Maire enlève le papier sulfurisé et le donne aux assistantes qui plient le papier en deux, puis encore en deux, puis encore en deux jusqu'à ce que le papier soit de la taille d’une main. Lorsque le papier disparaît, seuls restent les gâteaux. Plus de cinq sortes. Les ouvrières regardent les gâteaux rangés comme pour des funérailles. Chaque ligne est formée d’une catégorie de gâteaux. Sur le nappage soyeux en chocolat se dépose l’humidité du nouveau jour.
Au commencement du septième jour les ouvrières ressentent une nausée à cause du cadeau sucré. Pour calmer leurs nausées le Maire dit :
LE MAIRE
Les gâteaux sont, sur mon initiative, généreusement offerts par les artisans pâtissiers de notre ville. En symbole du soutien aux ouvrières de l’usine de textile qui sont en grève de la faim depuis déjà cinq jours.
NARRATEUR
L’Ouvrière 14 l’interrompt et dit :
L’OUVRIÈRE 14
Nous sommes à jeun depuis déjà sept jours.
NARRATEUR
Le Maire regarde un instant les toits des immeubles et compte quelque chose sur ses doigts.
LE MAIRE
Entre cinq et sept la différence est minime. Mais le septième jour il faut se reposer, même de la faim. Il n’y a rien de mieux que de casser le jeûne avec des gâteaux.
Servez-vous.
S’il vous plaît.
Servez-vous.
NARRATEUR
Les assistantes sourient en signe d’approbation et font en sorte que le Maire soit satisfait de lui-même.
LA CHORALE
Nos mains sont fatiguées des cadeaux sucrés.
Nous remercions les artisans et le Maire.
Nous n’oublierons pas la grandeur du geste.
Même s’il provoque la nausée.
Nous allons offrir toutes ces cinq sortes de gâteaux,
aux citoyens et citoyennes de passage,
qui apprécient encore un bon dessert,
après un déjeuner copieux avec entrée, plat, dessert.
RÉCITATIF – NARRATEUR, LE MAIRE, LES ASSISTANTES, LE CHŒUR
NARRATEUR
Après que les Ouvrières ont refusé les cadeaux, les Assistantes reprennent les plateaux, puis le Maire salue chaleureusement et serre longuement les mains de chacune des Ouvrières tout en regardant sa montre, l’esprit ailleurs mais professionnel. Le Maire dit aux Ouvrières :
LE MAIRE
Si je peux encore vous aider,
Adressez-vous à mes assistantes.
NARRATEUR
L’Ouvrière 15 avance d’un pas, interrompt le Maire et dit:
L’OUVRIÈRE 15
Nous aimerions avoir des informations concernant l’état de santé de l’Ouvrière 1.
NARRATEUR
L’Ouvrière 16 continue :
L’OUVRIÈRE 16
Nous voulons savoir si elle est consciente ?
L’OUVRIÈRE 15
Et, si elle est consciente a-t-elle recommencé à manger ?
L’OUVRIÈRE 14
Si oui, que lui ont-il donné à manger ?
NARRATEUR
Le Maire confus et sans réponse toute faite laisse à une assistante le soin de lui souffler quelque chose à l’oreille, puis dit :
LE MAIRE
Elle a reçu les soins nécessaires.
Votre collègue a reçu les soins nécessaires. Pour toutes les autres questions vous pouvez vous adresser à mes Assistantes. Elles vont recevoir vos demandes. Gardez à l’esprit que la ville n’est pas responsable de la situation dans laquelle se trouve votre usine. Et que la ville n’est pas responsable de la situation dans laquelle vous vous trouvez, vous les ouvrières de l’usine. Néanmoins, la ville écoute vos problèmes. Nous allons rendre les gâteaux et respecter votre décision même si nos intentions étaient louables. Maintenant, je dois vous laisser, je suis en retard pour un déjeuner prévu de longue date dans un restaurant de poissons. Il faut manger du poisson au moins trois fois par semaine.
NARRATEUR
Le Maire salue de la main et part. Les Assistantes restent avec les Ouvrières. En silence. Puis la première assistante dit :
LA PREMIÈRE ASSISTANTE
C’est une belle journée.
NARRATEUR
La deuxième assistante sort une carte de visite, la tend à l’Ouvrière 3 et dit :
DEUXIÈME ASSISTANTE
Si vous avez besoin de quoi que ce soit vous pouvez nous joindre à ces numéros. Nous espérons un dénouement favorable à votre situation. Nous allons offrir les gâteaux de votre part.
NARRATEUR
Les Assistantes serrent les mains des Ouvrières et partent. Les Ouvrières disent :
LE CHŒUR
Le mieux est de rentrer sous la tente.
NARRATEUR
Les Ouvrières entrent sous la tente et chacune sort son sac plastique. Dans les sacs elles gardent du linge propre et des lingettes. Elles se déshabillent doucement et se lavent le corps avec des lingettes le dos tourné.
L’ARIA – L’OUVRIÈRE 7
Dans des conditions indignes pour l’homme,
nous nous lavons avec les lingettes,
et nous restons attachées à notre condition de femme.
Pendant le combat pour la survie,
nous nous sentons toujours féminines,
et nous conservons notre dignité.
NARRATEUR
Nous laissons les Ouvrières se laver.
Demain, le huitième jour, les dix-neuf Ouvrières vont abandonner la grève. Elles ne le savent pas encore. À ce moment présent, pendant qu’elles se lavent avec des lingettes, les Ouvrières ne sont guère optimistes, tout de même, elles maintiennent leur décision d’avoir faim et croient que leur sacrifice aura un sens.
Mais leur sacrifice n’aura aucun sens.
LA CHORALE
Ce qui va suivre n’est pas encore arrivé mais personne ne va en bénéficier.
Nous passons d’aujourd’hui à demain qui est devenu depuis longtemps hier.
Nous passons du septième au huitième jour avec suffisamment de connaissance du passé, du présent et du futur pour ne plus avoir confiance en aucun des deux jours.
Nous passons avec les Ouvrières qui ne le sont plus pour très longtemps
Nous passons avec le souvenir de la faim.
Nous passons avec l’espoir en un miracle du huitième jour.
Avec l’espoir en un miracle qui n’existe plus aujourd’hui,
nous amenons la passion à sa fin.
NARRATEUR
Le huitième jour, à la réunion au ministère de l’Économie, du Travail et de l’Entreprenariat une promesse va être faite aux Ouvrières sur l’obtention de l’aide sociale et autres aides qui leur permettront de survivre puisqu’elles n’ont pas reçu de salaire depuis cinq mois. Elles vont dire aux journalistes la chose suivante.
LE CHŒUR
Nous abandonnons la grève de la faim puisque l’on nous a promis que nous pourrions commencer à vivre de notre travail.
Nous y croyons.
Puisque nous n’avons pas d’autre choix.
Nous vous rappelons que pendant cinq mois nous n’avons pas touché un centime d’euro.
Si les promesses que nous avons eues de la part du ministère de l’Économie, du Travail et de l’Entreprenariat ne sont pas tenues, nous appellerons à la grève de la faim générale dans laquelle il y aura plus que les vingt ouvrières présentes.
Pour le moment nous interrompons la grève.
Nous attendons l’aide sociale et les autres aides.
Jusqu’à ce qu’ils nous paient les salaires que nous avons gagnés en travaillant.
NARRATEUR
Néanmoins, seize mois après l’interruption de la grève de la faim, à part la maigre aide sociale, les ouvrières n’ont pas perçu un seul centime d’euro des cinq salaires dus. La plus grande question parmi les ouvrières restera :
L’OUVRIÈRE 18
Quand allons-nous enfin recevoir l’argent que nous avons gagné.
L’OUVRIÈRE 19
Nous répétons que nous ne pouvons plus continuer comme ça. Nous ne pouvons plus.
L’OUVRIÈRE 20
Les cinq salaires dus ont engendré des dettes que nous devons rembourser pour ne pas finir dans la rue. Nous devons de l’argent aux banques, aux impôts, aux amis et à la famille.
NARRATEUR
Une des ouvrières qui a, en faisant la grève de la faim, alarmé la population croate concernant l’échec de la maison de la mode européenne, va de nouveau annoncer la grève de la faim après seize mois de vaine attente pour qu’on lui paie les cinq salaires dus. Elle dira:
L’OUVRIÈRE 13
Après seize mois nous n’avons pas reçu un seul centime d’euro sur notre compte et ils nous doivent toujours cinq salaires et la moitie en indemnités. Nous sommes prêtes à avoir faim de nouveau pour alarmer les pouvoirs et la population croate sur la situation dans laquelle la plupart d’entre nous se trouvent, sans emploi et sans aucune ressource.
NARRATEUR
Une autre Ouvrière continue :
L’OUVRIÈRE 19
Nous sommes également déçues par la maigre aide sociale que le ministre de l’Économie nous a promise. En théorie chacune de nous devait recevoir mille kunas, en réalité nous sommes nombreuses à n’avoir rien reçu. Les assistantes sociales demandent des millions de papiers et de preuves.
Nous n’avons plus de force pour ça.
Je n’ai plus de force pour ça.
NARRATEUR
L’Ouvrière 20 va l’interrompre :
L’OUVRIÈRE 20
Elles vont encore nous demander de leur ramener notre carnet de santé.
NARRATEUR
Les ouvrières sont mécontentes des paquets d’aides de la ville.
L’Ouvrière 10 va dire :
L’OUVRIÈRE 10
Nous avons reçu du papier toilette des gâteaux, du café et de l’eau aromatisée à la fraise. Tout ça c’est bien mais qu’est-ce que je vais préparer à mon fils pour le déjeuner. Des gâteaux et du papier toilette ?
NARRATEUR
Entre temps un conflit va éclater parmi les Ouvrières. Le conflit exigera une tribune publique. Depuis la tribune, les Ouvrières vont expliquer :
LE CHŒUR
Ce n’est pas l’argent qui est à l’origine du conflit mais la fraude.
NARRATEUR
La cause du conflit va être la récompense « Zagreboise de l’année » que la ville de Zagreb attribue, le 8 mars, pour la journée de la femme aux citoyennes de la ville de Zagreb qui ont significativement contribué, par leurs actions, à l’affirmation des femmes dans la société, à l’affirmation des droits des femmes et de l’égalité des sexes et qui ont obtenu des résultats significatifs concernant l’amélioration de la qualité de la vie des femmes de la ville de Zagreb d’un point de vue économique, sociale, humanitaire et autre. Le prix a été attribué a l’Ouvrière 3, à peu près six mois après la grève des Ouvrières, avec de la part du conseil d’administration l’explication suivante, je cite : Pour la contribution exceptionnelle à la sensibilisation de la population aux problèmes des ouvrières dans l’industrie du textile et pour l’engagement sans réserve pour le respect des droits fondamentaux de l’homme, garantis par la Constitution, ainsi que l’engagement pour le droit au travail et aux revenus, qui constituent les conditions nécessaires pour préserver la dignité de chaque citoyen et de sa famille.
L’ancienne ouvrière de Kamenski, une des plus grandes usines de textile de la ville de Zagreb, après trente ans de loyaux services et en conséquence de cinq mois de salaires non payés et de non-déclaration de faillite malgré la législation en vigueur, a eu l’initiative de mener 20 ouvrières à faire grève de la faim pendant huit jours, une manifestation pacifique.
Elles ont su communiquer aux médias, avec détermination, les incohérences du procédé de privatisation de Kamenski et ont entamé la lutte pour les droits des ouvriers en mettant en évidence les lacunes des institutions sociales qui auraient du protéger les ouvrières de l’industrie du textile, secteur négligé dont on a depuis toujours sous-estimé le travail. Les ouvrières exécutaient leur huit heures de travail en usine pour ensuite manifester devant l’usine en dormant à ciel ouvert et en faisant la grève de la faim. Par ce geste digne et courageux, le modeste ouvrier croate a essayé de toucher la conscience de la société pour l’inciter à lutter pour la justice et l’égalité
Ainsi l’histoire se répète.
La grève des ouvrières de Kamenski nous rappelle irrésistiblement, les premiers mouvements sociaux massifs qui déjà en 1857 réunirent les ouvrières du textile luttant pour de meilleures conditions de travail et un travail dûment rémunéré en honneur desquelles se déroule justement le 8 mars la journée mondiale de la femme.
Les autres ouvrières expliquent la raison des problèmes.
LE CHŒUR
L’Ouvrière 3 n’a pas mérité le prix puisque qu’elle n’était pas la seule à lutter pour la survie de l’usine.
NARRATEUR
Le mécontentement qui va se propager parmi les ouvrières va découler du fait que le prix est également doté de la somme de 50000 kunas.
Les autres ouvrières vont estimer que le montant devrait être partagé, et elles diront :
OUVRIÈRE 7
Je pense qu’elle a largement profité de notre situation.
Elle s’est inscrite seule au concours tandis que nous, les autres ouvrières avons appris la nouvelle par les médias.
NARRATEUR
Selon les témoignages des Ouvrières, pour le dossier d’inscription au concours, l’Ouvrière 3 a fourni les signatures de soutien de ses collègues ouvrières, alors qu’en réalité il s’agissait de la copie des signatures rassemblées pour la demande de mise en faillite. L’Ouvrière 6 va dire :
L’OUVRIÈRE 6
Il s’agit du détournement de nos signatures que nous avions rassemblées pour une autre raison. C’est puni par la loi.
NARRATEUR
L’Ouvrière 7 va confirmer avoir eu une conversation téléphonique avec l’Ouvrière 3 au cours de laquelle elle lui a dit qu’il serait bien de partager l’argent avec les autres ouvrières, sur quoi l’Ouvrière 3 va rependre :
L’OUVRIÈRE 3
Je m’en fous et que les autres Ouvrières fassent ce qu’elles veulent.
LE NARRATEUR
Puis elle va raccrocher.
Après avoir annoncé la nouvelle grève, les ouvrières ne vont plus faire parler d’elles pour un certain temps. Leur prochaine action n’est pas claire.
L’ENSEMBLE
Nous sommes à bout de nerfs.
Nous sommes présents, souriants,
mais, en réalité, il n’y a que la misère et le désespoir.
Nous sommes assis couverts de larmes.
LE NARRATEUR
Entretemps, la tente va être retirée. Les bouteilles en plastique vont être ramassées par ceux qui en vivent[3] et qui, il n’y a pas si longtemps que ça, ont aussi été des ouvriers.
Il ne restera aucune trace des ouvrières.
Les gens, qui se rendent au travail, vont continuer de traverser la place de la République française à pas rapides la tête baissée, en contournant l’endroit où vingt ouvrières ont essayer d’obtenir le droit à un travail décent.
Les propriétaires de chiens vont les promener de l’autre côté de la place, loin du lieu où les ouvrières avaient faim.
Puis, quelques jours après, les agents chargés des espaces verts vont couper les arbres avec des scies électriques, ces arbres qui ont tenu compagnie aux ouvrières pendant huit jours.
Pendant des jours le bruit des scies électriques va fendre l’air en faisant croire aux passants qu’ils savent ce qu’ils font.
Ils vont couper un arbre pour une ouvrière sur deux, comme s’ils n’avaient pas eu besoin de 100 ans pour pousser.
Ils vont couper les arbres puisque de toute façon ils ne servent à personne.
ÉPILOGUE
Le bruit de la scie électrique disparait petit à petit au profit de la partie finale des chœurs en forme da capo, accompagnée des vers Wir setzen uns mit Tränen nieder,/We sit down in tears. Dans la première partie les choeurs 1 et 2 chantent pour la plupart la même mélodie, tandis qu´au milieu ils récitent un dialogue au cours duquel le chœur 2 chante à répétition Ruhe Sanfte, sanfte ruh ! / Rest gently, gently rest ! Et le chœur 2 répond Höchst vergnüt schlummern da die Augen ein / In utmost bliss our eyes shall then fall asleep.
Ce sont les derniers mots avant la répétition que Bach a marquée de :
p.
pp.
ppp.
Faible.
Très faible.
Très très faible.
[1]NDT : Poupées russes
[2]NDT : Feuilleté à la viande ou au fromage
[3]NDT : En Croatie, les bouteilles sont consignées.